Luc-Marie, pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Je suis avocat associé du cabinet Cornet Vincent Segurel depuis janvier 2020, cabinet que j’ai rejoint après avoir été associé dans d’autres cabinets d’affaires. Cornet Vincent Segurel est un cabinet d’à peu près 200 avocats présent à Paris, Nantes, Lyon, Rennes, Lille, et Bordeaux qui couvre toutes les problématiques du droit des affaires.
Je dirige une équipe de 8 avocats exerçant dans les domaines du droit économique et de la propriété intellectuelle, notamment sur les sujets numériques ou liés à la transformation numérique.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’est le droit économique ?
Le droit économique recouvre l’ensemble des relations de distribution, de services, de production de toutes natures par des acteurs économiques. Cela concerne donc l’ensemble de l’activité opérationnelle de l’entreprise, par opposition d’une certaine façon, à la vie de la société elle-même, sa gouvernance, son financement, sa fiscalité, son immobilier…
L’ensemble de ces relations s’articule autour des relations contractuelles avec les clients, les fournisseurs, mais aussi celles avec les concurrents qui, même si elles peuvent être des relations de coopération, sont dans la majorité des cas des relations antagonistes.
Le droit économique englobe ainsi l’organisation de ces relations, mais aussi leur régulation et, par conséquent, les relations avec leurs régulateurs (DGCCRF, Autorité de la concurrence, etc)
Quand on se focalise notamment sur la transformation digitale qui touche tous les aspects opérationnels, et pas seulement le système d’information, se posent des sujets relativement variés qui concernent le e-commerce, les services numériques, les plateformes, les données, les usages de l’intelligence artificielle, l’application de la réglementation économique dans un cadre de relations transformées, etc
Quel est le lien avec la propriété intellectuelle ?
L’intensification de la transformation numérique (mais aussi dans d’autres domaines, comme les biotechnologies par exemple) contribue à un continuum entre la transformation des business models économiques, des systèmes d’information et de l’innovation technologique. La protection de cette innovation sous forme de propriété intellectuelle représente donc un enjeu essentiel. Néanmoins la frontière est de plus en plus incertaine entre ce qui relève des activités de création et la production d’actifs immatériels, ce qui donne lieu à de véritables titres de propriété intellectuelle et les valeurs immatérielles protégées par la loi mais sans titre de propriété. Dans le domaine du numérique, les types de créations et d’innovations ne sont pas toujours appropriables, pérennes ou tangibles, comme la donnée ou certains savoir-faire. Cela nécessite des approches nouvelles, tant au plan juridique que des pratiques.
Qui sont vos clients ?
Nous accompagnons des typologies de clients assez variées ; et cela fait partie de la richesse et de l’intérêt humain et intellectuel. Nous assistons à la fois des très grandes entreprises, pour certaines cotées en bourse, des ETI ou de la PME leader ayant notamment un activité internationale, mais aussi de start-ups, plus précisément celles avec lesquelles nous avons des affinités plus particulières, soit en raison des aspects d’innovation technologique ou du business model lui-même, soit en raison de l’écosystème que nous partageons.
Pourquoi protéger sa propriété intellectuelle ?
Pourquoi ne protègerait-on pas la propriété intellectuelle ? La propriété intellectuelle, entendue au sens le plus large du terme inclut tous les aspects d’innovation qui sont destinés à constituer des actifs de l’entreprise et parfois même un actif majoritaire. Ces actifs ont des durées de vie assez variables. Certaines propriétés intellectuelles présentent une très longue durée de vie : des droits d’auteur, des marques, puis dans une certaine mesure les brevets pour une durée un peu moins longue. D’autres actifs immatériels peuvent parfois être très éphémères, du type des savoir-faire, des données, qui peuvent être très évanescents. Mais pour autant il faut pouvoir leur donner de la consistance pour éviter que le processus créatif supposant des efforts, qu’ils soient humains, financiers, qui sont conséquents puissent être appropriés par les autres et que ça leur donne un avantage concurrentiel sans qu’ils aient à faire les efforts correspondants.
Est-ce que vous pensez qu’actuellement les créateurs et les entreprises se protègent suffisamment ?
Je dirais qu’elles ont assez naturellement conscience que des créations et des innovations très évidentes doivent être protégées (marques, brevets, dessins et modèles, logiciels). En revanche, les entreprises omettent souvent de protéger l’activité courante de l’entreprise qui, par effet d’accumulation, peut donner lieu à des savoir-faire ou des secrets d’affaires significatifs. Elles oublient également parfois d’avoir de prendre en considération des briques logicielles, des données ou même des bases de données complètes. Plus généralement, l’ensemble des processus créatifs qui sont sous-jacents à l’acquisition d’un savoir-faire sont assez mal appréhendés. Elles se trouvent ainsi souvent dépendantes des hommes et des femmes qui participent au savoir-faire. Or l’un des aspects de la protection consiste justement à ne pas être tributaire des personnes qui ne resteront pas éternellement dans l’entreprise.
La propriété intellectuelle doit être pensée de façon globale, y compris en dehors des titres de propriété, et documentée d’une façon ou d’une autre.
Est-ce que cela vaut le coup de protéger tout son processus de création et pas uniquement la version finale ?
Tout dépend ce qu’on en fait et ce qu’on veut dire par “protéger”. En tout cas, il est toujours très intéressant d’avoir une traçabilité et une qualité de preuve suffisante de l’ensemble du processus créatif. A mon avis, pour plusieurs raisons : l’une d’entre elles consiste à conserver la mémoire de ce qui a été fait et de le retracer pour des besoins purement techniques et opérationnels.
Une autre, d’un point de vue purement juridique, consiste à se constituer une preuve antériorité.
Enfin, conserver l’ensemble de la traçabilité permet de démontrer à une juridiction l’ensemble du processus créatif. Le résultat final peut être relativement simple dans son expression mais il a pu supposer des étapes nombreuses avant d’être simplifié. Les choses sont complexes avant d’être simples et la simplicité peut nécessiter des efforts. Typiquement, quand les objets créatifs ne sont pas susceptibles de titres de propriété intellectuelle en tant que tels, la valeur est notamment dépendante des efforts qui ont dû être faits. Donc plus on rend les efforts visibles, plus le coût de constitution et les efforts créatifs apparaissent tangibles et justifiés.
Est-ce que le fait d’avoir une bonne traçabilité de son travail, d’avoir accumulé des preuves, permet d’avoir des conciliations plus simples sans aller jusqu’au procès ?
C’est évident. La plupart des situations qui donnent lieu à des litiges sont des situations souffrant d’ambiguïté. Ambiguïté dans la rédaction des contrats, dans l’interprétation des faits, dans la portée des comportements, etc. Dans certains cas, cette ambiguïté est assumée parce qu’on pense qu’on risque d’en sortir à ses dépens. Mais plus on a de traces, de preuves, plus les parties sont susceptibles de se mettre d’accord avant d’aller voir un juge.
Par exemple, en matière de parasitisme d’un savoir-faire, c’est-à-dire ce qui n’est pas protégeable par un titre de propriété, il faut pouvoir démontrer les efforts humains, financiers, créatifs qui ont été réalisés, ainsi que leur valeur. Comme cette activité créative ne répond pas à des conditions strictes de protégeabilité, le succès d’une action est extrêmement dépendante de l’appréciation par le juge. Comme les actifs concernés ne sont pas toujours très tangibles, se cumulent deux facteurs qui rendent ces litiges difficiles à évaluer. Si on y ajoute une jurisprudence qui n’est pas d’une absolue limpidité, les litiges sont souvent assez incertains. S’il y a un domaine à encourager, c’est la protection des savoir-faire.
Comment protège-t-on son savoir-faire ?
La preuve, elle se crée. Un savoir-faire est susceptible de donner lieu à une protection par un juge dès lors qu’il est secret, substantiel et identifié. Le caractère substantiel implique que le savoir-faire doit dépasser un niveau d’effort créatif, qu’il ne soit pas banal ou contingent de contraintes inévitables. Le secret suppose une absence de divulgation, donc que la communication à des tiers ait lieu sous accords de confidentialité. Il faut s’assurer que personne n’a accès à l’information ou que le dépositaire du secret ne puisse pas le partager. Cela implique aussi l’assurance que son système d’information est bien étanche. Mais c’est surtout le critère d’identification qui est défaillant. L’impératif de documentation est essentiel. Pour cela, il faut décrire l’ensemble des phases de tout ce que l’on a fait et des dépenses qui y ont été associées. Tout se tient : plus l’entreprise réunira de la documentation et justifiera d’une comptabilisation analytique, plus la preuve documentaire sera crédible. Il faut notamment expliquer les difficultés rencontrées qui donnent toute la valeur du résultat final. Cela permet également la transmissibilité de ce savoir-faire, donc sa valorisation dans le cadre de licences ou de cessions.
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